Entretien avec deux programmes nationaux de lutte contre le paludisme à l'occasion de la Journée mondiale de lutte contre le paludisme
Le thème de la Journée mondiale contre le paludisme 2023 de cette année est « Il est temps d’atteindre zéro paludisme : investir, innover, mettre en œuvre ». Cette année, l’innovation est déjà au rendez-vous, avec notamment une recommandation de l’OMS pour l’utilisation à grande échelle d’une nouvelle catégorie de moustiquaires contenant deux ingrédients actifs : le pyréthroïde et le chlorfénapyr. La nouvelle moustiquaire offre une protection contre le paludisme environ deux fois plus élevée que celle des moustiquaires standard imprégnées de pyréthrinoïde uniquement dans les régions où les moustiques ont déjà développé une résistance aux pyréthrinoïdes.
A cette occasion, nous avons recueilli le témoignage du Dr. Sidzabda Christian Bernard Kompaoré, secrétaire permanent pour l’élimination du paludisme au Burkina Faso, et du Dr. Doudou Sene, coordinateur du programme national de lutte contre le paludisme (PNLP) au Sénégal, concernant l’adoption de ces dernières innovations par leur pays respectifs.
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) vient de publier ses nouvelles directives concernant les moustiquaires à double principe actif. Comment le Sénégal a-t-il accueilli cette annonce ?
Dr. Sene : Nous avons accueilli la nouvelle avec beaucoup d’enthousiasme ! Au Sénégal, nous avions commencé à noter une certaine résistance sur l’ensemble du territoire national vis-à-vis des moustiquaires classiques qui perdaient de leur efficacité. Il était donc important pour nous d’avoir accès à ce type d’innovation pour contrer le phénomène et adapter notre stratégie sur le terrain.
Les moustiquaires à double principe actif ont largement prouvé leur efficacité. On ne peut donc que se réjouir de cette nouvelle annoncée par l’OMS.
Dr. Kompaoré : Nous avons accueilli cette nouvelle très favorablement. D’autant plus que nous avions déjà noté l’efficacité indéniable de ces moustiquaires lors de précédentes campagnes. La décision de l’OMS nous conforte donc dans notre approche.
À votre avis, que faudrait-il mettre en place pour que les pays adoptent de nouveaux outils ?
Dr. Sene : Le PNLP Sénégal base systématiquement ses décisions sur des données, et je pense que chaque pays devrait adapter ses stratégies en fonction de l’efficacité des outils qu’il utilise. Nous discutons toujours avec tous les experts, notamment le laboratoire d’écologie vectorielle, mais également avec nos partenaires de VectorLink, avant d’investir dans un nouvel outil.
Si l’on note une résistance vis-à-vis d’un outil, il est important de rectifier le tir et de pouvoir changer de politique, sinon on risque de gaspiller de l’argent.
Dr. Kompaoré : Nous nous basons toujours sur des études et données pour nous assurer de l’efficacité des outils et, selon moi, une fois que l’OMS dit tout le bien qu’elle pense d’un nouvel outil, cela facilite considérablement l’appropriation de ce dernier par les pays.
Le point crucial reste l’accessibilité à ces outils, notamment en termes financiers.
Selon vous, quels seraient les facteurs qui faciliteraient le déploiement de ces moustiquaires ?
Dr. Sene : Il faut noter que les moustiquaires à double principe actif coûtent plus cher. L’Afrique à elle seule consomme plus de 600 000 000 de moustiquaires par an et la résistance aux insecticides qui est perçue au Sénégal, se ressent sur tout le reste du continent africain. Un allègement des couts faciliterait le déploiement de ces moustiquaires innovantes et permettrait aux pays de passer des commandes à plus grande échelle.
Au Sénégal par exemple, nos campagnes de distribution ont toujours été nationales. Mais la subvention que nous avons reçue pour déployer ces moustiquaires à double principe actif ne nous permet pas d’étendre la campagne à toutes les régions. Nous sommes donc contraints de nous concentrer sur les territoires qui présentent une forte charge de paludisme et/ou une forte résistance aux insecticides. Les régions les moins touchées continueront de recevoir des moustiquaires classiques.
Dr. Kompaoré : Au Burkina Faso, les financements nous proviennent principalement du Fond Mondial – une partie des subventions est également prise en compte par the President’s Malaria Initiative (PMI). Le coût de la logistique de déploiement des outils vient s’ajouter aux prix des outils eux-mêmes, et les ressources financières ne suffisent pas.
De plus, l’implémentation d’une stratégie d’installation des moustiquaires à domicile serait plus que bénéfique : bien souvent, les gens reçoivent leur moustiquaire mais ne prennent pas l’initiative de l’installer. Une telle stratégie, associée à l’intensification des campagnes de sensibilisation, pourrait changer la donne.
Quel seraient pour vous les outils innovants qui pourraient contribuer de manière significative à l’élimination du paludisme ?
Dr. Sene : Nous avons régulièrement accès à une large gamme d’innovations globales sur lesquelles les différents programmes devraient pouvoir s’appuyer, à l’image de cette nouvelle génération de moustiquaires à double imprégnation.
Cependant, je pense que les initiatives locales sont tout aussi importantes. En 2018, nous avons lancé une campagne synchronisée avec la Gambie, notre pays voisin. Nous envisageons d’étendre ces stratégies de synchronisation avec d’autres pays limitrophes comme la Mauritanie ou le Mali.
Dr. Kompaoré : Il est important d’adopter des techniques innovantes qui nous éloigneraient davantage des vecteurs. Je pense notamment à une étude réalisée récemment en Tanzanie, qui consiste à accrocher un petit sac imbibé d’insecticide à l’intérieur de la maison pour éloigner les insectes et moustiques.
L’union fait la force : aucun pays ne sera en mesure d’éliminer le paludisme sans l’autre.
Des stratégies semblables, couplées aux moustiquaires, nous feront avancer dans la bonne direction.
S’il n’y avait aucune contrainte financière, a quoi ressemblerait pour vous un programme idéal de lutte contre le paludisme ?
Dr. Sene : S’il n’y avait pas de contraintes financières, je peux vous garantir que le Sénégal serait au rendez-vous de 2030. A condition que les acteurs locaux, notamment les collectivités responsables de l’assainissement des quartiers, s’impliquent davantage. Tant qu’il y aura des eaux stagnantes proches des populations, notamment dans la zone rouge du pays, il sera difficile pour le Sénégal d’atteindre son objectif.
Dr. Kompaoré : Ce serait un rêve ! Sans contraintes financières, le programme de lutte contre le paludisme disparaîtrait car nous aurions suffisamment de ressources pour mettre en œuvre les interventions nécessaires. Nous pourrions également mettre l’accent sur l’assainissement du cadre de vie. Ces deux facteurs combinés permettraient d’éradiquer la maladie.
Quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confrontés concernant le programme de lutte contre le paludisme ?
Dr. Sene : En Afrique, la plupart des financements proviennent de nos partenaires – et on les en remercie beaucoup ! – mais il serait important que les pays, notamment le Sénégal, puissent renforcer davantage la mobilisation des ressources financières en interne avec l’implication, non seulement des collectivités territoriales, mais également du secteur privé national.
L’autre défi, c’est bien sur les résistances : celle des moustiques aux insecticides classiques, mais également celle des populations aux médicaments. S’assurer d’une bonne surveillance pour monitorer l’apparition de nouvelles résistances me semble être un point crucial.
Dr. Kompaoré : Notre principal défi reste de réduire l’incidence du paludisme. A l’heure actuelle, notre capacité d’action ne nous permet pas de couvrir le territoire national : nous distribuons une moustiquaire pour deux personnes. Pouvoir distribuer les moustiquaires à plus grande échelle représenterait une amélioration majeure.
Le Burkina Faso fait également face à un défi sécuritaire. L’instabilité du pays nous empêche parfois d’accéder à certains territoires reculés et de déployer toutes nos stratégies sur le terrain.
Et est-ce que vous auriez un message à faire passer à l’occasion de la Journée mondiale du paludisme ?
Dr. Sene : Nous connaissons les facteurs de cette maladie, qui est évitable par la protection de nos populations à l’aide de moustiquaires. Il est inadmissible que quelqu’un meurt du paludisme actuellement au Sénégal, alors que toutes les dispositions sont prises par l’État pour garantir l’accès universel aux différents domaines de prévention, mais également de prise en charge.
En travaillant tous main dans la main, la lutte contre le paludisme est une bataille qui peut être gagnée.
Dr. Kompaoré : Outre l’aspect financier qui restera toujours le nerf de la guerre, je pense que chaque pays peut agir localement, avec ses propres moyens, pour sensibiliser les populations. Au Burkina Faso, nous essayons d’impliquer davantage les acteurs communautaires en termes d’accès aux soins, de sensibilisation et de prévention.
Si tous les burkinabés dorment sous des moustiquaires et consultent dès les premiers signes annonciateurs de paludisme, nous avons de grandes chances d’éradiquer la maladie dans les années à venir.